Le mathématicien présente à cet égard toutes les qualités pour occuper la place du fou.
Son langage est hermétique au commun des mortels, car il parle de l’essence des choses et non de leur réalité perceptible, son discours porte sur le visible, sur le sensible, tout en se situant au delà du perceptible pour ne s’intéresser qu’à la construction qui l’ordonne et le structure.
Comme le philosophe, comme le mystique soufi, il ne peut donc parler utilement qu’à ses pairs, aux initiés, à ceux qui peuvent le comprendre.
Il se situe de facto en marge de la société où il vit, celle-ci l’habite plus qu’il ne l’habite, parce qu’il demeure en dehors de l’écume de ses codes, parce qu’il perce ses vérités et détruit ses mythes.
Et si on a rarement vu des mathématiciens sur les bûchers, ce n’est pas que leurs écrits n’en fussent pas passibles.
On prête par exemple à Grigori Perelman, qui refusa la médaille Fields en 2006 et le prix Clay en 2010, pour sa démonstration de la conjecture de Poincaré, un des « sept problèmes du millénaire » recensés par ce dernier et dotés d’un million de dollars, cette explication des raisons de son attitude :
« Pourquoi ai-je mis tant d'années pour résoudre la conjecture de Poincaré ?
J'ai appris à détecter les vides.
Avec mes collègues nous étudions les mécanismes visant à combler les vides sociaux et économiques.
Les vides sont partout.
On peut les détecter et cela donne beaucoup de possibilités…
Je sais comment diriger l'Univers.
Dites-moi alors, à quoi bon courir après un million de dollars ? »
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J’ai toujours été intrigué pour ma part par cette réaction du plus grand nombre de mes interlocuteurs lorsque j’en venais à leur avouer ma profession :
« Moi, je n’ai jamais rien compris aux Maths », répondaient-ils le plus souvent.
« Lakoum dinoukoum wa lana dinouna », semblaient-ils ainsi proclamer, consommant instantanément la rupture du dialogue entre eux et moi, sur ce sujet tout au moins.
Révélant à quel point le désert mathématique est abyssal dans notre société, car imaginerait-on un instant le dernier des ignorants proclamer sans honte qu’il ne comprendrait rien à l’histoire, à la biologie, ou même à la philosophie dont la prégnance au Lycée est pourtant si anecdotique ?
Alors que les mathématiques nous bercent, certes à notre corps défendant le plus souvent, depuis que nous avons ouvert les yeux sur le monde, leur utilité apparaît toute relative à l’écrasante majorité de la population qui s’en passe fort bien.
Les mathématiciens pourraient s’en consoler en invoquant Fontenelle, qui écrivait en 1699 :
«On appelle d’ordinaire inutiles les choses que l’on ne comprend pas »,
mais cette consolation suffira-t-elle aux esprits rationnels qu’ils sont ?
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Mohamed Jaoua